venerdì 26 luglio 2013

Jeffrey Eugenides: Aujourd’hui, Anna Karénine obtiendrait la moitié des biens et la garde des enfants



Avec son «Roman du mariage», 

Jef­frey Euge­ni­des vient de décro­cher le prix Fitz­gerald. 

De pas­sage en France, il nous parle d’amour, de French Theory, 

de Detroit, de Mère Teresa


"Nou­vel Obser­va­teur", 14 luglio 2013


Votre «Roman du mariage» se situe au début des années 1980. Le mariage, s’il était un objet roma­ne­sque dans la lit­té­ra­ture du XIXe siè­cle (et par­ti­cu­liè­re­ment Jane Austen) et un enjeu social pour les fem­mes, ne l’était plus après la révo­lu­tion des mœurs des années 1960 et 1970. Aujourd’hui, à l’heure du mariage pour tous, le mariage redevient-il un enjeu?
Jef­frey Euge­ni­des Il est inté­res­sant de con­sta­ter à quel point le mariage con­serve une impor­tance et une signi­fi­ca­tion aussi bien roma­ne­sques que socia­les, même après cette période où il sem­blait avoir perdu tout son sens. Ce roman vise à explo­rer ce qu’il en reste et s’il est encore pos­si­ble d’en faire le cœur d’une intri­gue, alors que tant de bou­le­ver­se­ments nous ont éloi­gnés de ce qu’il repré­sen­tait au XIXe siècle.
Le com­bat pour le mariage gay pour la liberté d’avoir non seu­le­ment un/e par­te­naire mais un mari ou une femme, de se lier par con­trat à l’être aimé, prouve le pou­voir que le mariage con­ti­nue d’exercer dans nos vies. Aupa­ra­vant, je croyais que c’était une chance pour les homo­se­xuels de pou­voir se situer hors de l’économie du mariage, d’échapper à cette idée fixe. Or il n’en est rien. Même si je pense qu’ils devra­ient réflé­chir avant de s’engager dans cette voie !
Mais à mesure que les Etats amé­ri­cains léga­li­sent le mariage gay j’ai pu con­sta­ter que les homo­se­xuels et les lesbien­nes se sen­tent ras­su­rés, plus à l’aise pour expri­mer publi­que­ment leur affec­tion, sou­la­gés de pou­voir dire qu’ils ont un mari ou une femme. Cela peut para­î­tre stu­pide et ana­chro­ni­que en 2013, mais le mariage per­met aux gens de se pré­sen­ter comme un cou­ple, d’être recon­nus par la société comme une force en son sein. Et je ne crois pas qu’on puisse com­pren­dre plei­ne­ment l’esprit du mariage et son poids sym­bo­li­que si on n’a pas été con­fronté direc­te­ment à l’interdiction de se marier.
Qu’est-ce qui a changé fon­da­men­ta­le­ment dans le mariage et qu’est-ce qui reste identique?
Je n’essayais évidem­ment pas de repro­duire un roman de Jane Austen. Je vou­lais sim­ple­ment étudier com­ment le mariage affecte la men­ta­lité d’un indi­vidu, ses atten­tes affec­ti­ves, sa vision de l’amour. Comme Mme Bovary, on gran­dit en lisant des romans et on se met à nour­rir des idéaux et des fan­ta­smes romantiques. Au départ, je ne me posais pas vrai­ment cette que­stion des chan­ge­ments ou des simi­li­tu­des entre deux époques, mais en écri­vant j’ai décou­vert que cer­tains éléments demeu­ra­ient tout à fait per­ti­nents et actuels, le pre­mier d’entre eux étant évidem­ment l’argent.
Tous les grands «romans de mariage», de Jane Austen à «Por­trait de femme» de Henry James, tour­nent autour de cette que­stion: com­ment trou­ver un mari ? Et quelle est sa for­tune ? Si une femme trouve un homme suf­fi­sam­ment riche et qu’il se révèle bon et affec­tueux, elle est parée pour la vie. Inver­se­ment, dans «Por­trait de femme», c’est elle qui est riche, ce qui devrait lui pro­cu­rer liberté et indé­pen­dance et la dispen­ser de l’obligation de se marier ; mais sa for­tune attire les hom­mes, notam­ment celui qu’elle épouse et qui se révèle être un mau­vais mari.
Cette dispa­rité de for­tune se retrouve encore dans les per­son­na­ges de mon roman: Leo­nard a un com­plexe d’infériorité, il se sent finan­ciè­re­ment et socia­le­ment indi­gne de l’aristocratique Made­leine, et va jusqu’à mani­pu­ler le trai­te­ment médi­cal qu’il suit pour ses trou­bles bipo­lai­res afin de sur­mon­ter cet obstacle.
Inver­se­ment, il est beau­coup plus facile aujourd’hui d’échapper à un mariage malheu­reux. On ne pour­rait plus écrire «Anna Karé­nine»: lorsqu’elle décide de divor­cer, la société la rejette et l’ostracise, on lui inter­dit de voir son fils, elle perd tout hor­mis son amant. De nos jours, une femme peut divor­cer en con­ser­vant la moi­tié des biens du cou­ple et la garde de ses enfants. C’est un chan­ge­ment fon­da­men­tal. Je parle ici de chan­ge­ments qui affec­tent l’intrigue d’un roman de mariage.
Dans la vie, les prin­ci­paux chan­ge­ments por­tent sur la répar­ti­tion des rôles au sein du cou­ple. Pour la géné­ra­tion de mes parents, ces rôles étaient bien tran­chés: mon père gagnait l’argent du ménage, ma mère était femme au foyer. Aujourd’hui, on assi­ste à un brouil­lage des rôles, et c’est cette que­stion désor­mais qui con­sti­tue le vrai champ de bataille au sein du mariage: com­ment répar­tir les tâches ména­gè­res, l’éducation des enfants, l’implication dans la vie pro­fes­sion­nelle ? Il n’y a plus de règles.
Nous vivons donc une période de tran­si­tion, voire de crise, mais c’est exal­tant car tout est à réin­ven­ter. Dans «Un homme amou­reux», l’un des volu­mes de son auto­bio­gra­phie fleuve, l’écrivain nor­vé­gien Karl Ove Knau­sgaard raconte com­ment il tente à la fois d’écrire et d’élever son fils en Suède, un pays qui impose un strict égali­ta­ri­sme entre les parents. Intel­lec­tuel­le­ment, il y croit, mais en fait il le vit très mal, il a l’impression de ne plus être un homme. C’est un tableau très drôle et très franc du mariage actuel et de la place de l’homme au sein du cou­ple, forcé d’y jouer un rôle dont il ne veut pas néces­sai­re­ment. Voilà pour moi le plus grand chan­ge­ment qu’a connu le mariage dans la réa­lité sociale.
Quel est le meil­leur «roman de mariage» jamais écrit ?
«Por­trait de femme» de Henry James. Mon héroïne Made­leine a beau être une incon­di­tion­nelle de Jane Austen, je ne par­tage pas sa pas­sion à ce point. Ce que j’apprécie dans les romans de mariage plus tar­difs, à par­tir du milieu du XIXe siè­cle, c’est qu’ils ne s’achèvent pas sur le mariage mais accom­pa­gnent l’héroïne dans sa vie con­ju­gale. «Madame Bovary» entre évidem­ment dans cette caté­go­rie. Que se passe-t-il quand le mariage devient com­pli­qué voire tra­gi­que, quand inter­vient l’adultère ? Je trouve ces enjeux bien plus intéressants.
Les romans de mariage tar­difs ont plus de pro­fon­deur psy­cho­lo­gi­que, ce qui les rend plus moder­nes. «Por­trait de femme» est un roman incroya­ble par ce qu’il dit de la société et de la place qu’y occupe la femme. Il con­serve les éléments arché­ty­pi­ques d’un roman de Jane Austen (qu’on retrouve jusque dans «le Jour­nal de Brid­get Jones»), comme la pro­li­fé­ra­tion de sou­pi­rants entre lesquels il faut choi­sir, mais il s’aventure ensuite en ter­ri­toire beau­coup plus som­bre. Les per­son­na­ges y com­met­tent de ter­ri­bles erreurs. Ce roman n’a rien d’une comé­die, alors que ceux de Jane Austen, dans la mesure où ils se ter­mi­nent par un mariage, sont fon­da­men­ta­le­ment des comédies.
Les trois héros de votre livre sont étudiants à l’université de Brown (à Pro­vi­dence, Rhode Island) en 1982, en pleine vogue de la «French Theory». A la même époque, vous avez étudié à Brown Uni­ver­sity la lit­té­ra­ture et la sémiologie…
Je n’y ai suivi qu’un cours de sémio­ti­que lit­té­raire, où j’ai étudié Bar­thes, Der­rida, Umberto Eco. C’est de là que vient ma mai­gre com­pé­tence sur le sujet. J’y suis venu assez tard. Brown était une uni­ver­sité pion­nière en ce domaine. Lor­sque j’y étudiais, les sémio­ti­ciens étaient en train de se con­sti­tuer en dépar­te­ment à part entière, alors qu’avant ils étaient rat­ta­chés au dépar­te­ment d’anglais, ou d’études ciné­ma­to­gra­phi­ques par exemple.
Cela a con­sti­tué une vraie bataille. Beau­coup d’universitaires reje­ta­ient les théo­ries de la décon­struc­tion, qui leur sem­bla­ient détruire toute leur con­cep­tion de la lit­té­ra­ture. Le débat était assez hou­leux entre ces deux fac­tions, et un étudiant novice en théo­rie lit­té­raire se trou­vait dans la même posi­tion qu’un enfant dont les parents divor­cent: il fal­lait choi­sir son camp, et com­ment choi­sir entre deux per­son­nes égale­ment appré­ciées, un pro­fes­seur à l’ancienne qui ensei­gnait Sha­ke­speare et un autre plus auda­cieux qui nous fai­sait décou­vrir Bar­thes. On se sen­tait écartelé.
J’étais plus à l’aise face au moder­ni­sme, à la méta­fic­tion et autres expé­rien­ces lit­té­rai­res d’avant-garde. Et sans que je m’en rende compte à l’époque, tous ces pen­seurs m’ont beau­coup influencé, car ils lança­ient un défi à l’aspirant écri­vain que j’étais. Je savais déjà que je vou­lais con­sa­crer ma vie à la lit­té­ra­ture, et ils sem­bla­ient affir­mer que la lit­té­ra­ture était dans une impasse. La théo­rie de la mort de l’auteur me fai­sait crain­dre que ma voca­tion ne soit mort-née, que la seule voie d’écriture encore pos­si­ble ne réside dans la théo­rie lit­té­raire plu­tôt que dans la fic­tion romanesque.
Je n’aimais pas cette idée, mais j’étais très frappé par leurs con­cep­tions de la lit­té­ra­ture et de son destin, par leur dénon­cia­tion d’une cer­taine fic­tion réduite à un ensem­ble de codes figés. Je res­sens encore leur influence. Mais j’ai tou­jours voulu con­ci­lier leurs vues et mon atta­che­ment au roman, à la cohé­rence nar­ra­tive, en m’efforçant d’aller de l’avant. J’ai trouvé très utile de devoir me défi­nir en oppo­si­tion à cette vision pes­si­mi­ste. Mais j’ai eu des moments de doute et de découragement.
De tous les théo­ri­ciens fra­nçais de la lit­té­ra­ture que vous évoquez dans ce livre, avec lequel vous sentez-vous le plus d’affinités ?
Roland Bar­thes a tou­jours été mon pré­féré. Pour être franc, c’est le seul que je pre­nais plai­sir à lire — quoi­que iné­ga­le­ment selon les livres. Les autres théo­ri­ciens, je devais lut­ter pour les com­pren­dre. Mais Bar­thes est non seu­le­ment un grand pen­seur mais un mer­veil­leux écri­vain, au style plein de charme et de viva­cité. Voilà pour­quoi il joue un tel rôle dans mon roman.
Eprouvez-vous de la nostal­gie pour vos années pas­sées à la Brown University?
En Europe, on me demande sou­vent pour­quoi les années d’université inspi­rent tant les écri­vains et les cinéa­stes amé­ri­cains. Si nous éprou­vons une telle nostal­gie, c’est parce que notre entrée à l’université con­sti­tue notre pre­mière expé­rience de la liberté. On quitte le foyer fami­lial pour un envi­ron­ne­ment com­plè­te­ment arti­fi­ciel où l’on vit entouré d’autres jeu­nes gens sou­dain libres et encore inex­pé­ri­men­tés. On décou­vre des livres, des dro­gues, le sexe, la vie. Et ensuite, on doit plon­ger dans la vie professionnelle.
L’université con­sti­tue donc une paren­thèse enchan­tée que l’on n’oublie jamais. Le con­texte géo­gra­phi­que joue aussi un rôle: vivre en vase clos sur un cam­pus, ce n’est pas comme habi­ter Paris et sui­vre des cours à la Sorbonne !
A 20 ans, vous avez beau­coup étudié la théo­lo­gie à Brown. Qu’est-ce que cela vous a apporté?
J’ai été bap­tisé selon le rituel ortho­doxe grec, sans doute pour faire plai­sir à ma grand-mère, mais je n’ai pas reçu d’éducation reli­gieuse, et je suis allé à l’école publi­que. Mes parents n’étaient pas pra­ti­quants, ils étaient même agno­sti­ques sinon athées. Lors de mon pre­mier séjour à Paris, à 20 ans, j’ai visité des cathé­dra­les, et je me suis inter­rogé sur cette foi col­lec­tive qui avait non seu­le­ment engen­dré de tels monu­ments mais façonné une bonne part de l’histoire de l’Occident, mais qui m’était com­plè­te­ment étran­gère. Je vou­lais donc com­bler mon ignorance.
Par ail­leurs, beau­coup des écri­vains que je lisais ava­ient été des chré­tiens fer­vents. Com­ment com­pren­dre «le Para­dis perdu» de Mil­ton sans une con­nais­sance de ses enjeux théo­lo­gi­ques ? J’ai donc étudié la reli­gion pour pou­voir mieux appré­cier la lit­té­ra­ture. Et je me suis pris au jeu ! Et cela fai­sait écho à mes inter­ro­ga­tions de jeune homme sur le sens de la vie et l’origine du monde. J’éprouve encore le tour­ment exi­sten­tiel de cette interrogation.
Comme votre héros Mit­chell, vous avez pris une année sab­ba­ti­que à 21 ans pour aller en Inde comme béné­vole au foyer créé par Mère Teresa pour les mou­rants. Qu’a été votre expérience?
Ce fut une expé­rience brève mais mémo­ra­ble. Je vou­lais me met­tre à l’épreuve en m’exposant à un con­texte dif­fi­cile. Je n’avais jamais rien vécu de tel, jamais eu à m’occuper de quelqu’un, jamais vu per­sonne mou­rir. Je vou­lais mieux me con­naî­tre, savoir si j’étais capa­ble de sur­mon­ter mon nar­cis­si­sme et mon égoï­sme, de faire pre­uve de dévoue­ment envers un inconnu misé­ra­ble et ago­ni­sant. Cela n’a pas été tota­le­ment con­cluant: j’étais sujet à l’auto-apitoiement, et il y avait une part de nar­cis­si­sme à rela­ter ensuite cette expé­rience en la dramatisant.
Mais je me suis mon­tré tout de même moins indi­gne que je ne le crai­gnais. A cet âge, j’étais tota­le­ment inex­pé­ri­menté, je me deman­dais ce que je ferais de ma vie, et j’étais en quête d’une expé­rience extrême. Or il me sem­blait plus radi­cal et plus rebelle de m’intéresser à la reli­gion et de rejoin­dre Mère Teresa que d’arborer une crête punk verte comme cer­tains de mes cama­ra­des de fac !
Je n’ai fait qu’apercevoir Mère Teresa à la messe, je l’ai sur­tout con­nue par per­son­nes inter­po­sées. Appa­rem­ment, elle avait un côté très carré, très brut. Une jeune Amé­ri­caine de 19 ans, qui avait passé pas moins de six mois à tra­vail­ler dans ce foyer, lui a demandé la per­mis­sion de pren­dre une semaine de vacan­ces en Thaï­lande. Et Mère Teresa a répondu: «La cha­rité ne prend pas de vacances!»
Votre père était un fils d’immigrés grecs. Dans votre jeu­nesse, étiez-vous perçu comme «eth­ni­que­ment différent»?
Un peu, oui, mais c’était le cas de tout le monde. Au lycée, il y avait encore un cli­vage entre les WASP d’une part, qui se con­si­dé­ra­ient comme des ari­sto­cra­tes sous pré­texte que cer­tains étaient appa­ren­tés aux gran­des famil­les indu­striel­les de Detroit comme les Ford, et d’autre part, les descen­dants d’immigrés ita­liens, liba­nais, grecs, polo­nais venus tra­vail­ler dans les usi­nes auto­mo­bi­les. Mon grand-père tenait un bar où les ouvriers vena­ient man­ger et boire. La géné­ra­tion sui­vante s’était un peu embour­geoi­sée, et nous vivions dans les mêmes quar­tiers rési­den­tiels que les WASP. Un cer­tain sen­ti­ment d’exclusion per­si­stait dans cette société stra­ti­fiée, mais il ne faut pas oublier qu’à Detroit le véri­ta­ble fossé était celui sépa­rant les Blancs des Noirs.
Vous avez des ori­gi­nes mi-grecques mi-irlandaises. Quel Amé­ri­cain êtes-vous?
Comme tous les Amé­ri­cains, je suis bâtard ! Ma lignée irlan­daise, du côté mater­nel, s’est établie dans le Ken­tucky dès le XIXe siè­cle. Ils appar­tien­nent à un monde de petits Blancs, por­tés sur la bou­teille et sou­vent sur la reli­gion, à l’accent sudi­ste très pro­noncé, et que per­sonne ne per­ce­vrait autre­ment que comme pro­fon­dé­ment amé­ri­cain. Je me con­si­dère comme pro­fon­dé­ment amé­ri­cain. J’ai beau­coup d’affinités avec l’Europe, j’y suis peut-être même plus à l’aise qu’aux Etats-Unis, mais je reste un Amé­ri­cain du Middle West.
Vous êtes né à Detroit en 1960 et y avez passé votre enfance et ado­le­scence. Vous avez vu la crise frap­per la ville.
Dans ma petite enfance, Detroit était la qua­trième ville des Etats-Unis, et elle bouil­lon­nait de vie et d’activité. C’était une ville pro­spère, même si elle n’avait pas la déme­sure de New York ou de Chi­cago. Quand j’allais ren­dre visite à mes parents sur leur lieu de tra­vail au centre-ville, j’aurais pu me croire à Boston. Il y avait des insti­tu­tions cul­tu­rel­les très dyna­mi­ques, de mer­veil­leux musées, des sal­les de concert.
Après les émeu­tes de 1967, on a vu la ville lit­té­ra­le­ment s’effondrer: des immeu­bles brû­lés, murés, rasés. Le taux de cri­mi­na­lité a monté en flè­che, les gens démé­na­gea­ient ou n’osaient plus s’aventurer dans le centre-ville. Cette déli­que­scence a coïn­cidé avec mon enfance, et à cet âge je n’ai pas com­pris ce que ce phé­no­mène avait d’aberrant. Je croyais que c’était la norme.
Mais cette jeu­nesse à Detroit m’a mis en con­tact avec des réa­li­tés amé­ri­cai­nes: la puis­sance et l’automatisation de l’industrie auto­mo­bile, la pré­sence de la guerre à tra­vers l’industrie de l’armement, la cul­ture popu­laire avec la musi­que des arti­stes de Motown… Avant d’être célè­bres, Ste­vie Won­der et les Supre­mes ava­ient joué dans un restau­rant tout près de chez moi ! C’était l’Amérique dans tous ses aspects. Et comme l’Amérique tout entière, Detroit a ensuite connu le déclin de son indu­strie, mais aussi des anta­go­ni­smes raciaux crois­sants. On avait beau être loin du Sud, de ses plan­ta­tions et des champs de bataille de la guerre de Séces­sion, les retom­bées de l’esclavage se fai­sa­ient encore sen­tir à ma porte, en plein Middle West.
Aujourd’hui, Detroit est dépeu­plée, au bord de la fail­lite, et désor­mais sous tutelle de l’Etat. Ses admi­ni­stra­teurs pro­vi­soi­res veu­lent la ren­flouer en ven­dant tous ses actifs. Ils envi­sa­gent même de ven­dre les col­lec­tions d’art du Detroit Insti­tute of Art, un des plus beaux musées américains !
Quels sont les trois livres que vous empor­te­riez sur une île déserte ?
Le pre­mier qui s’impose, c’est évidem­ment «Anna Karé­nine», car c’est le roman que je relis le plus sou­vent. Sur une île déserte, il vaut mieux empor­ter de gros romans ! Je pren­drais aussi la Bible. Pour le reste, le choix varie selon l’humeur du moment. Aujourd’hui, je serais tenté de sélec­tion­ner l’œuvre auto­bio­gra­phi­que de Karl Ove Knau­sgaard, car c’est un énorme cycle de six volu­mes ! J’ai sou­vent aussi envi­sagé «Her­zog» de Saul Bel­low, que j’aime à relire. Mais j’opterais peut-être pour une antho­lo­gie de poé­sie anglaise, à cause de son abon­dance et de sa diversité.
Pro­pos recueil­lis par Fra­nçois Armanet

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